Il ne savait plus dire depuis combien de temps il roulait…

Il ne savait plus dire depuis combien de temps il roulait… il était parti tôt de Nanterre, et
comme d’habitude « le périph était blindé », pare choc contre pare choc, des milliers de
parisiens mal réveillés écoutaient les derniers flashs d’information sur la guerre en Irak… puis
Stéphane avait fini par rejoindre l’autoroute de Strasbourg et ses lancinants kilomètres de
bitume monotone… le bourdonnement du diesel lui parvenait confusément à travers le rideau
de ses pensées…

Un lundi matin comme un autre… après un week-end comme un autre, où il s’était encore
disputé avec Isabelle. Ca n’en finissait plus. Sept ans de vie commune, avant de choisir
finalement de se marier l’été précédent. Et un automne sinistre à ne plus rien se dire, que des
choses désagréables. Les longs dimanches à ne plus se supporter… Il n’avait rien vu venir.
Elle non plus. Un matin elle l’avait regardé avec dégoût, elle ne pouvait plus, disait-elle,
supporter l’idée de partager toute sa vie avec le même homme… Tous ces jours qui se
ressemblaient… il fallait trouver « une solution » disait-elle encore…

Et Lambert au boulot qui le harcelait sur les chiffres de la Lorraine, on perdait des parts de
marché là bas ! Mais qu’est ce qu’il foutait bon sang ? Il rêvait où quoi ? C’était quoi ce
commercial qu’il avait embauché à Metz ? Oui Lambert, non Lambert, je n’sais pas, je vais
voir, oui promis, je te tiens au courant…

Ca pouvait durer longtemps comme ça non ? Cette impression de lente glissade, comme une
chute sur le verglas tournée au ralenti… Est ce qu’il aurait vraiment très mal lorsqu’il
toucherait le sol ? Est-ce qu’il ne pourrait pas juste fermer les yeux, chasser ce mauvais
cauchemar, et se réveiller avec Isabelle souriante devant lui ?

Le week-end dernier, elle était partie avec ses amies, elle n’avait pas dit où… Un soir dans la
semaine il l’avait trouvée toute excitée au téléphone en rentrant. Le vendredi, de nouveau
morose, d’une humeur impossible, et lui fatigué, agacé par Lambert et ce mec à Metz qui ne
donnaient pas de résultats… Il faudrait encore repartir à zéro, faire défiler des dizaines de
gens ont il n’avait rien à faire, pour un challenge qui ne le passionnait plus….

Tous deux ailleurs, comme deux coeurs indifférents, qui croyaient pourtant s’aimer assez
quelques mois auparavant, pour oser s’engager… Tous deux ailleurs, à se croiser dans le
couloir, à se supporter parce qu’il le faut bien…
Et ce lundi couleur de cendres sur Paris…
Pour quelqu’un qui voulait réussir sa vie… c’était bien la peine d’avoir fait tous ces efforts…
Il lui revenait en mémoire la chute d’une histoire juive qu’il avait lue dans un roman… « doss
ist a leïbe ? » (Ca c’est une vie ?) Et dire qu’il avait freiné tout à l’heure pour éviter un
camion qui avait déboîté sans clignotant devant lui… Quelle vanité que cette vie lancée à
quarante mètres par seconde dans une carapace d’acier sans âme… Trente mille euros de
ferraille jetés à fond de train sur l’autoroute…

La sortie ! Il venait de rater la sortie Metz Nord… une immense lassitude s’emparait de lui,
qu’ils aillent au diable ! Qui voulaient de leurs cuisines intégrées quand des gosses crevaient
de peur et de faim dans leurs maisons désintégrées à Bagdad ?

Un flot ininterrompu filait vers l’ouest, il aurait pu choisir n’importe quelle sortie et revenir
sur ses pas, mais Lambert allait l’attendre, et ce Giraud, de Metz, aussi, ils allaient tous
l’attendre ces gens aux costumes trop bien taillés, aux chiffres trop précis… et les sorties
défilaient sans qu’il se décide… Isabelle, je n’t’ai pas voué ma vie pour qu’tu m’traites
comme un chien… C’est pour toi que j’ai fait tout ce que j’ai fait… Des années que je
supporte Lambert et tous les autres… pour que maintenant tout doucement tu t’en ailles…

« doss ist a leïbe ? »

Paris… il roulait en direction de Paris… Quelle ironie ! Il était descendu par l’autoroute A4,
et voilà que l’A31 le ramenait à nouveau, bientôt il arriverait sur Toul, et là on bifurquait,
remonter sur Paris, ou descendre vers le sud… mais pour quoi faire ? Est-ce qu’il allait rouler
comme ça pendant des heures sans s’arrêter ? Il était fatigué, son mal de dos revenait à la
charge, il fallait sortir… la première sortie ferait l’affaire… « Velaine en Haye – Parc de
Haye », pourquoi pas ? De toute façon il n’allait plus nulle part… ici ou ailleurs…

Sortir et suivre la route, trouver un endroit qui donne envie de s’arrêter… A Velaine il avait
tourné à droite, traversé un quartier résidentiel qui s’étalait le long de la route, un vieux
village qui cédait ensuite la place à une petite départementale serpentant dans la plaine…

Il voyait au loin un bosquet d’arbres au bord de la route, un clocher tapi sur la droite… il avait
baissé la vitre, et la douceur incroyable de cette fin de mois de mars lui caressait les tempes…
Sexey les Bois vint à se rencontre, lui offrant sa grande rue qui descendant en s’éloignant de
la route, dans une cour d’école les enfants jouaient au ballon en criant, et un peu plus bas la
rue se transformait en un petit chemin carrossable qu’il suivit pendant quelque minutes avant
de garer la voiture sur la bas côté.

Au-delà d’un virage, la forêt était toute proche, il pouvait entendre un oiseau siffler quelque
part dans son arbre…

Sur le chemin de terre, avec ses derby fleuris et son costume gris, il se sentait un peu ridicule,
ridicule mais soulagé. Il jeta son téléphone portable dans un buisson, il était fatigué, mais pour
la première fois depuis longtemps, il se sentait vivant…

Sexey les Bois – 27 mars 2003

C'est pas une poésie ?

Non chérie, c'est une nouvelle

, je vois que je ne suis pas douée pour les lettres!